Les yeux ouverts

  

 

La toile du fond n’a toujours pas bougé, alors qu’elle est déjà vendue depuis plus d’un mois. Elle n’arrive pas à la finir. Comme celles qu’elle devait peindre « pour hier, Tina, pour hier », (son galeriste au téléphone). Pourquoi  ? Un collectionneur a acheté toutes ses peintures sur le stand de la dernière Art Basel de Miami. Désormais, les toiles à venir sont réservées par d’autres collectionneurs qui veulent aussi leur Demain – c’est son nom, Tina Demain. Sa cote a grimpé. Brusquement.

Demain est en retard sur le calendrier de sa production. C’est à qui achètera le premier, le plus cher, l’offre et la demande, la galopante, la débridée, l’inflation qui régit le marché de l’art contemporain. La compétition est lancée. La hache de guerre déterrée. La spéculation s’en prend à l’esthétique et à l’histoire de l’art.

Demain est debout au milieu de son atelier, perdue, les mains dans les poches de sa blouse. Les acheteurs convoitent, spéculent, se battent comme des chiens en curée. Ce besoin de posséder ce que l’autre n’a pas n’est peut-être au fond qu’une rivalité d’enfants capricieux pour qui l’avoir –  que ce soit l’art, une maison ou une voiture  – est le but suprême de la vie. Alors que cela n'a rien à voir avec la recherche de la beauté et du renouveau. L’acheteur se croit contestataire en possédant une peinture qui le bouscule dans ses principes et dans sa compréhension du devenir de la civilisation et de la culture. Accrochée au-dessus d’un canapé, cette œuvre est prisonnière  : elle devait être moderne voir avant-gardiste, incendiaire en renouvelant les formes, insolente ; elle s’est fait prendre à son propre jeu, faite objet décoratif prise dans les filets de l’argent.

Le collectionneur s’imagine en mécène, héros épique de l’aventure esthétique où l’amateur d’art protège l’artiste et son œuvre  : ce voyage assis qui révèle l’homme libre en chacun et le rend même tolérant à l’insolite et à la transgression. Le collectionneur est dans l’erreur.

Cette déflagration menace Demain jusque dans son atelier. L'artiste s’assoit, se relève, fait trois pas, s’arrête. Elle pense à sa peinture comme à une musique qu’émettrait un phare qui répondrait à d’autres phares dans la réalité ou l’illusion d’un orage tonnant au loin, sans qu’on sache s’il s’éloigne ou s’approche. Les couleurs de la musique, c’est ça, se dit Tina. Mais, un voile de gélatine tombe devant ses yeux et tout devient vert  ; son amour est parti.   Il y a une semaine jour pour jour. Il n’y a plus que du vert. « Je ne réécrirai pas un mot de cette lettre. C’est comme ça. Il n’y a rien à expliquer. Je pars. Tu sais très bien pourquoi. » Demain déchire la lettre et glisse les morceaux dans sa poche. On s’aima, on s’aima, on s’aima. (Plus tard, elle recollera la lettre avec du scotch). Elle ne sait pas garder l’amour. Elle pense à son père, peintre en bâtiment, qui éprouve le même plaisir à peindre les murs et les maisons qu’elle ses peintures. Elle prend le spalter et applique le gesso sur la toile sans conviction. Elle ferme les yeux  : pourquoi je gagnerais plus d’argent que lui, au moment où mon amour s’en va et que je n’ai rien su faire pour le garder  ? Son père aime réellement son métier  : il est connu pour être un bon peintre. On fait appel à lui pour peindre ou repeindre les murs, les plafonds, les façades sans que jamais les prix ne montent ou ne descendent de façon arbitraire. L’aura d’amour qui l’entoure est peut-être le lien de ce commerce. Car, il sait vivre dans l’amour, le protéger, le faire naître et agrandir, l’amplifier, le préserver sans que personne n’ait l’idée de le laisser. Alors qu’elle… Le pinceau lui échappe des mains. Pourquoi autant d’argent pour si peu de peinture  ? C’est comme jeter des perles aux cochons. Faut-il s’agenouiller et baiser leurs pieds  ? Pour qu’on puisse dire  : «  on est tous les mêmes cochons  !  ». 

Je ne ferai rien. Je ne dirai rien. Je ne me retournerai pas contre ces mains qui me jettent leurs billets. Je ne mordrai pas. Je ne cracherai pas sur ces porcs. Je suis déjà l’un d’eux. La conscience tapie dans un angle mort. Un blanc vert. Tina badigeonne l’apprêt sur la toile mais la couleur la fait vaciller. Le marché de l’art est une porcherie. L'argent va-t-il l'empêcher de peindre  ? Demain retourne s’asseoir. Sur un carnet à croquis, elle dessine un lièvre. Pour échapper à ses prédateurs, l’animal brouille les pistes ; il rejoint rarement son gîte en ligne droite. Il exécute d’abord quelques sauts, puis fait demi-tour, suit sa propre trace à l’envers, fait plusieurs retours sur lui-même en croisant ses voies : il trace dans l’espace un gribouillis de pistes et de lignes, des zigzags dans tous les sens avant d’atteindre son refuge d’un seul bond. Si la stratégie du lièvre est la bonne, Demain sait que tout recommencera. Même la fable. Le jour d’après a peut-être déjà commencé. 

La vie  ! Être là  ! Le souffle de la vie  ! Vivre  ! Entendre, voir, toucher, sentir  ! Les yeux ouverts.


 Nel nome di Carlo Giuliani

nos larmes tracent

 la ligne rouge qui nous garde unis ”




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