Léo Valentin, l’homme qui voulait être un oiseau / En plein ciel
Les frontières n’existent pas pour les oiseaux : ils les franchissent sans visa, sans présenter aucune pièce d’identité, ce document qui atteste qu’on peut se rendre dans un autre pays pour une certaine durée et que délivrent des autorités compétentes gratuitement ou en payant. La police aux frontières les ignore. Ils passent librement d’une contrée à l’autre par-dessus ces lignes imaginaires (verticales et horizontales) que les hommes ont inventées pour se repérer sur la Terre. Les oiseaux se déplacent dans les airs, en évoluant dans l’atmosphère terrestre ; ils se posent où ils veulent, quand ils veulent sans obéir à quelques tours de contrôle.
Les cigognes blanches, elles aussi, circulent librement entre l’Europe et l’Afrique, soit par le Levant, soit par le détroit de Gibraltar, en évitant de passer au-dessus de la Méditerranée, car les courant thermiques (d’air chaud et froid) ascendants qui se forment au-dessus des terres, ne se forment pas sur l’eau ; ces airs ascensionnels leur font gagner de l’altitude sans trop d’effort et leur permettent de parcourir de grandes distances d’un simple battement d’ailes : les cigognes peuvent ainsi parcourir des centaines de kilomètres sans se fatiguer, juste en planant.
Ces migratrices ont des ailes longues et larges bien adaptées au vol ascensionnel. Ainsi, ces échassiers migrateurs survolent sans trop d’efforts les bras de mer (le détroit de Gibraltar, celui du Bosphore) et passent d’un continent à l’autre.
Les cigognes volent le cou droit, tendu vers l’avant, leurs longues pattes d’échassier allongées derrière elles.
Noir, blanc, rouge: leurs couleurs
Elles se saluent par des claquements de bec secs et bruyants, prolongés et très sonores, quelquefois en renversant la tête jusqu’à toucher leur dos.
En Alsace, ces claquements de bec font partie du paysage sonore.
De la planète Terre, les oiseaux connaissent les mers, les océans, les fleuves, les rivières, les ruisseaux, les étangs, les lacs qui leur fournissent eau et nourriture ; ils connaissent aussi les plaines, les montagnes, les forêts, les déserts, les littoraux, la campagne et la ville.
Ce qu’on appelle la géographie physique sur les bancs de l’école élémentaire.
Ils savent que plus on s’approche du pôle Nord ou du pôle Sud, plus il fait froid et, le moment venu, ils migrent vers les zones proches de l’Equateur.
Le mot « nation » ne fait pas partie de leur vocabulaire.
En 1919, quand Léo Valentin naît à Épinal, il y a tout juste quatre mois et onze jours que l’armistice de la Grande guerre a été signé ; ce mot « nation » brûle alors les langues et les esprits après avoir brulé les champs de bataille. Les hommes partis la fleur au fusil ? Ordre de mobilisation générale ? Déclaration de la guerre ? La population ne sait plus trop les raisons de cette guerre et pourquoi le tocsin a sonné le 1er août 1914, quelques 90 ou 120 coups de tocsin par minute, partout, pendant des journées entières pour alerter la population dans les communes françaises. Les survivants du front et de l’arrière se retrouvent sonnés, traumatisés, les gueules-cassés, les mutilés, les éborgnés, les survivants de cette boucherie, tous ont du mal à oublier et, maintenant, s’obstine et trotte « plus jamais ça » dans leur ciboulot massacré.
Mais, la paix est revenue et des enfants naissent.
Léo Valentin voit le jour le 22 mars 1919, à 4 heures du matin au 7 de la rue Dorget (renommée rue Vautrin en 1945), à Épinal.
Il grandit dans le nord de la ville, près de la Moselle et de la branche d’Épinal du canal de l’Est. Avant même de savoir marcher, Léo Valentin regarde toujours en l’air : il observe les oiseaux voler. Il cherche les buses et les cigognes au-dessus des arbres et les suit du regard et les regarde passer dans le ciel jusqu’à être aveuglé par la lumière du soleil.
Il n’a qu’une idée en tête : planer lui aussi !
Léo est ce qu’on appelle à l’époque « un garçon turbulent » : seule l’observation du vol des oiseaux lui permet de rester calme et tranquille, sans bouger pendant des heures. Il sait qu’un jour, il planera lui aussi comme un oiseau.
En attendant, il passe des heures, enfant, à regarder les avions décoller et atterrir sur le champ d’aviation militaire de Dogneville, près duquel il habite. C’est un rectangle de 700 mètres de long sur 600 de large où décollent et atterrissent des escadrilles de biplans « Farman » et de monoplans « Blériot » qui ont effectuées des opérations aériennes importantes dans les Vosges entre 1914 et 1918.
En 1935, il a 16 ans, il suit les cours d’aviation populaire donnés à l’aéroclub vosgien, fondé en 1921 sur le terrain de Dogneville, par l’aviateur René Fonck qui souhaite que le plus de jeunes apprennent à voler.
Mais, Léo est impatient. Il devance l’appel et s’engage dans l’armée de l’Air en 1938 et embarque pour Blida en Algérie. Il devient caporal de l’Air ; mais, pour devenir pilote, il faudrait qu’il attende trois ans, le temps de la formation de pilotage. Il ne peut attendre si longtemps. Pressé et enthousiaste, il se porte volontaire et incorpore l’unité de parachutisme qui vient tout juste de se créer à Baraki, au sud d’Alger.
Il veut voler. Qu’importe si le parachutisme en est à ses balbutiements avec son lot de torches qui annonce la mort quelques secondes plus bas, qu’importe s’il passe pour une tête-brûlée ou un fou aux yeux des autres et de l’État-Major, qu’importe si un parachutiste est un homme qui a déjà un pied dans la tombe.
Il saute enfin le 15 octobre 1938. Il sait qu’il sert de cobaye, comme les fantassins, les tirailleurs, les légionnaires qui arrivent aussi à Baraki, comme son camarade de chambrée mort sous ses yeux, deux jours avant ce premier saut.
Il a 19 ans. Dans l’avion, il y a un bruit assourdissant. Le moteur et les hélices vibrent et toute la carcasse de l’avion avec. Léo Valentin se jette dans le vide pour la première fois, il saute en boule comme un sac de sable, recroquevillé sur lui même. L’ouverture automatique du parachute s’est déclenchée vite : son corps se disloque presque, il s’étire, ses articulations sont écartelées sous la force de la gravité subitement freinée par l’ouverture du parachute, la voilure blanche claque au-dessus de sa tête. Suspendu en plein ciel, il fait l’expérience de ce silence qui suit le tonnerre de locomotive et de machinerie industrielle que le parachutiste doit supporter le temps que l’avion monte dans le ciel et atteigne l’altitude : il se déplace dans l’air. Il est fou de joie. Bien sûr, ce n’est pas le plus beau des sauts, mais il ne s’est pas entortillé dans les suspentes son parachute. Il est en vie. Sa chute est ralentie. En plein ciel. La coupole blanche se balance au-dessus de lui. Sa vie commence, sa vie d’homme-oiseau. Il est heureux, dans son élément. Libre. Dans l’atmosphère. Il a fait reculer la peur. L’angoisse du saut dans le vide. Même si, ce jour-là, il lui reste tout à apprendre du saut en parachute. Tout à perfectionner. Léo Valentin en a conscience. Il en a la force mentale, le courage, la force physique, le sang-froid, l’ingéniosité et l’intelligence. Chaque jour, à chaque saut, la mort rôde autour de lui, Léo Valentin va faire l’étude du parachutisme et décupler son intelligence et son savoir pour tenir à distance la parque et faire comme si aucune épée de Damoclès ne planait au-dessus de sa tête. Où la réalité est troublée et obscurcie par la silhouette de la mort. Pendant la Drôle de guerre, l’État-Major français ne croit pas au parachute comme arme et envoie les parachutistes dans le bataillon des chasseurs alpins. Léo Valentin réussit à rejoindre l’Afrique du Nord après la défaite de l’armée française.
Quand il arrive à Fez, première école de parachutisme, Léo Valentin a quatre-vingt sauts à son actif. Il devient sergent instructeur.
S’ouvre pour lui une période dont il va tirer parti pour étudier le saut en parachute dans les moindres détails et améliorer ses connaissances du matériel et de la technique du saut, à ouverture automatique ou à ouverture commandée, de la position de départ, dite position groupée, qui permet au parachutiste de sauter en tenant la poignée d’ouverture.
Le parachute est considéré comme une arme pour l’armée de l’air, une arme qui permet de transporter des combattants sur l’échiquier des opérations et de les déposer là où autrefois il était impossible de les envoyer pour se battre et surprendre l’ennemi.
Pour Léo Valentin, l’avenir du parachutisme est de devenir un sport aérien. C’est sur ce point qu’il s’éloigne des parachutistes de son temps.
Planer comme les oiseaux qu’il a regardés pendant des heures. Il n’a que ça en tête. Il veut réaliser son rêve d’enfant : voler, non pas comme les avions, mais comme les buses et les cigognes, à l’air libre. Voler sans être enfermé dans la carlingue d’une machine volante. Planer en plein ciel, dans le bleu, le blanc, en pleine lumière. Le moment viendra où il pourra se lancer dans cette pratique sportive.
Il doit auparavant rejoindre l’Écosse et suivre la formation « Special Air Service ». Il a 26 ans. Il est largué sur la Bretagne en juin 1944 pour combattre l’ennemi. Grièvement blessé au bras, il regarde la capitulation de l’Allemagne nazie de son lit de convalescence.
La position Valentin
En 1947, il invente la « position Valentin » inspirée de celle des oiseaux.
Il s’agit de se jeter de l’avion en extension, à plat ventre, le dos creusé, les bras écartés et les jambes ouvertes en arrière, le cou tendu. De contrôler sa position pendant la chute. Il saute de 3 000 mètres.
Malgré, la difficulté, il réussit à ramener sa main sur la poignet du parachute et ouvre à 500 mètres avant de toucher le sol.
Il a l’impression de flotter dans un air cotonneux, alors même qu’il est en train de tomber à deux cents kilomètres à l’heure (cinquante mètres par seconde). Ses membres deviennent des dérives. Il apprend à les utiliser pour changer de position. Il veut voler, toujours voler. Des ailes lui permettraient de ralentir sa chute et de prolonger cette sensation de liberté en plein ciel. De planer. L’espace d’un instant, il est presque un oiseau.
En 1948, il réussit une chute libre de 5 600 mètres sans inhalateur en position Valentin qui lui permet de rester stable, de se déplacer dans les airs comme s’il nageait, d’entrer dans un nuage, d’en ressortir, de sentir un courant d’air chaud puis un courant d’air froid, de modifier sa trajectoire.
L’aventure du parachutisme sportif vient de commencer. Ce record n’est pas homologué, alors un mois plus tard, à bord d’un bombardier utilisé pendant la guerre, il saute de nouveau de 7 260 mètres et parcourt 6 660 mètres en chute libre dans sa position. Son record est homologué. A partir de cet exploit, Léo Valentin va poursuivre son rêve de voler et de planant en se produisant dans des meetings aériens pour gagner sa vie et financer la mise au point de ses ailes et de ses sauts. Les sponsors des sports extrêmes n’existent pas dans les années 40 ou les années 50.
Léo Valentin est resté l’enfant turbulent qu’il était à Épinal : trop fantaisiste pour rester dans l’armée, sa vie est ailleurs. Il quitte l’armée après dix années de bons et loyaux services et décide de se consacrer à sa passion de toujours, de réaliser son rêve de cigogne à ciel ouvert. De faire du parachutisme un art.
Le principal changement de la position Valentin réside dans le fait qu’elle permet au parachutiste de maîtriser sa chute en non plus de la subir, en tombant comme s’il était un gros sac de sable.
Léo Valentin est un visionnaire, qui est en avance sur son temps. Il est un pionnier :
la technologie de son époque ne lui a pas permis de mettre au point une combinaison à ailes. Il a acclimaté l’homme dans le ciel, en maîtrisant sa chute et en maintenant la stabilité de son corps.
Aujourd’hui, le vol en wingsuit se termine toujours par l’ouverture du parachute. Les exploits, la science du saut et les innovations techniques de Léo Valentin ont été effacés de nos mémoires, il a pu disparaître de l’histoire du saut en chute libre. N’oublions pas cet homme, où qu’il soit, qui voulait voler avec les cigognes et qui a poursuivi son rêve.
Il fait partie de la légende. Il nous envoie encore des signes.
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