APPEL VERT
Je suis la mouche. Domestique. Bzz,bzzbzz. je vole en tirant des traits énergiques.
J'évite les bulles de savon. Je ne pique pas. Ma trompe charnue aspire les
liquides, les sucs.
Je suis née dans les matières végétales et organiques en putréfaction. Je vais
comme le vent. Je traverse les heures. Pour moi, ici, le temps ne s'écoule pas.
Comme pour vous dans l'enfance. On n'entend presque plus que moi voler,
avec les flocons et les poussières. Les pollens.
.
Je me sens belle, immortelle. Dans cet univers plein de germes et ces taches
de toutes les couleurs, rouge, orange, marron, vert, piquées, attaquées par
la moisissure, ces zones altérées, bariolées, qui font des cloques, qui brunissent, se dessèchent, qui se détériorent dans cette atmosphère chaude
et humide. L'air moite. Le vent de la mer.
Souvent la moisissure vient avec la décomposition. Mais les mots ne savent
pas le dire. Il y a des images qu'on n'articule pas, qu'on ne peut pas
enfermer dans des phrases.
Ni nectar ni ambroisie, nourriture des dieux.
Zeus vous a condamnés aux fruits éphémères qui vous rendent fragiles
et vulnérables, vous mortels.
Ces denrées périssables qui vous rendent périssables.
Mais qu'es-tu devenu ?
Mon beau sapin, roi des forêts, tu n'as plus rien à voir avec le magnifique
arbre de noël. Tu étais magique cet hiver. Dans le froid, dans la nuit.
Tu es sec maintenant. Blême. Toutes tes aiguilles sont tombées. Tes
branches sont des brindilles. Mornes comme un lendemain de fête.
Je m'aplatis, je ne bouge plus.
Une pluie d'été s'abat sur toi, mille gouttes l'une après l'aitre. Un feu qui
crépite.
« Et quand je serai mort, je verdirai encore. » Faiblement, je t'entends.
J'écoute ces paroles que tu répètes sous la litanie de l'eau du ciel qui
tombe sur toi.
Une guirlande verte s'enroule autour de toi, de grandes feuilles pennées
comme un feuillage de substitution, verdure qui se déploie, le tentacule
d'un pois grimpe en ondulant sur tes ramures de bois sec, et qui t'enlace,
t'embrasse comme du lierre à t'étouffer. Une légère étreinte qui te redonne des couleurs.
Vous vous attachez l'un à l'autre. Labile azur. Drôle de flirt sans bouches
folles. Baisers préliminaires d'un amour très ancien. Celui d'un sapin mort
et d'un pois d'Espagne, enveloppés d'une parure luxuriante. Nûment vrai
à jamais.
Sans souci, je bourdonne de l'un à l'autre. C'est la respiration d'un Noël en
août. Le moment où la végétation atteint son apogée dans la chaleur
tremblante.
Après tout, pourquoi ce paysage premier ne pourrait-il pas être beau ?
Aller savoir. Cette question ne repose pas, immobile, immuable, statique
comme le marbre. Elle évolue, se modifie, s'altère, se transforme, se
renouvelle.
Je fais ma toilette de mouche dans cette flaque de lumière, passant les
pattes sur mes gros yeux qui voient devant, derrière, sur les côtés, au-des-
sus et au-dessous.
Dans le soleil, les fruits de l'arbre à tomates sont fluorescents. Je bois,
comme on dépose des baisers, la couleur de cette tomate sur son arbre.
La pulpe rouge, tendre comme de la confiture, me rend légère. Je m'en-
vole en tournoyant. Et poursuite du vent.
Je me suis cachée sous une feuille. Je suis la mouche irréfragable. À l'om-
bre d'un pois. Dans ce jardin édénique.
— Ce serait le paradis terrestre ?
— Non, plutôt l'état d'innocence.
— Non, plutôt l'état d'innocence.
— Les fruits, les plantes, les fleurs, les mauvaises herbes, les arbres
éternels.
— Qui dure toujours ? Perpétuellement ?
— À perpète. En décomposition continuelle.
— En devenir.
— Oui, en avant, et qui recommence, toujours momentanément.
— Alors, là, tout est bien.l'incandescence du ciel est muette ?
— Ça me fait rire !
Une silhouette filiforme s'introduit dans mon champ de vision, un
appareil de photos à la main. Ou bien c'est moi qui m'introduis dans le
sien.
Je rigole : il a une touffe de poils noirs sous la lèvre inférieure. Il lève
l'index. Un déclic.
Moi, la mouche, posée sur le globe d'une tomate, j'entre dans cette
nature morte photographiée.
J'attends sous blister le bel appel vert.
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